Chapitre 3
Dalamar se tordit sur le sol en essayant de se redresser. Le paysage changeait autour de lui. Malgré sa douleur et les phosphènes qui dansaient devant ses yeux, il était sûr que ces sapins n’étaient pas là quand il avait perdu conscience, mi-dormant mi-assommé par le sang qu’il avait perdu. Et encore moins les yeux fantômatiques qui apparaissaient entre eux, flottant sinistrement dans la pénombre. Au moins il avait réussi à se débarasser de ceux qui l’avaient laissé en si piteux état. Ces Qualinesti ne se risqueraient plus à s’en prendre à un elfe noir sans prévoir de sort à la hauteur.
Une silhouette en robe rouge apparut à la limite de son champ de vision et Dalamar tourna brusquement la tête vers elle, pour le regretter immédiatement quand un haut-le-coeur menaça de terrasser. Son malaise s’apaisant, il releva les yeux vers le mage. Non, se reprit-il, l’apprenti. Il portait à son cou l’insigne que Talikath avait décrit comme étant celui des mages attendant de passer l’Epreuve. Ce n’était qu’un jeune homme mince, aux cheveux bruns, au visage creusé par la fatigue de longues heures d’études, qui l’observait sans aménité. Sa voix n’était guère plus qu’un murmure où pointait l’agacement.
» Tu cherchais la Tour de Wayreth? Elle t’a trouvé. Suis-moi. »
Le jeune homme se détourna et commença à marcher vers une tour dont le sommet apparaissait entre les cimes des arbres, sans un geste pour aider Dalamar à se relever. L’elfe noir se redressa péniblement.
» Attends! »
Demander de l’aide à ce jeune humain impoli lui coûtait, mais il était trop mal en point pour faire passer sa fierté avant sa santé alors qu’il touchait au but. Bizarrement, pourtant, sa silhouette presque frêle lui laissait un sentiment de malaise presque aussi grand que les spectres gardiens qu’il écartait d’un geste blasé. L’apprenti revint vers lui d’une démarche excédée avant de voir le visage de Dalamar, que sa capuche venait de révéler en tombant en arrière. La surprise l’avait distrait de sa mauvaise humeur.
» Un elfe? Un elfe en Robe Noire? »
Sa voix s’adoucit subitement.
» C’est du sang qui tache cette robe? Tu es blessé? »
Dalamar hocha la tête.
» Je suis tombé sur des elfes hier soir, et…
– Ils n’aiment pas les Robes Noires », compléta l’apprenti. Il s’agenouilla devant Dalamar et tendit la main vers la blessure qui déchirait le flanc de l’elfe. Celui-ci n’eut que le temps de se dire qu’un apprenti en Robe Rouge ne pouvait le soigner, que la douleur décroissait jusqu’à un niveau plus tolérable. Dalamar regarda sans y croire la plaie, toujours présente mais plus aussi vilaine, et releva les yeux vers le jeune homme qui passait un bras sous ses épaules pour le relever.
» Je ne peux pas te porter, il faudra que tu marches jusqu’à la Tour pour être mieux soigné. Quelle bande d’imbéciles… »
Dalamar se demanda de qui il parlait en termes si peu flatteurs, mais l’humain ne prononça pas un mot de plus. Ils atteignirent la Porte, qui s’ouvrit devant eux. L’apprenti lui dit qu’en tant que Robe Noire il devait s’adresser à Ladonna, la femme qui dirigeait cet Ordre, puis il s’éclipsa après lui avoir désigné un escalier. Désorienté, Dalamar entama l’ascension puis se perdit rapidement dans les couloirs qui semblaient ne pas toujours suivre les lois de l’architecture. Il finit par tomber sur un Mage Noir qui le réprimanda pour sa lenteur et le conduisit à un cabinet de travail, où était assise une femme d’âge mûr, toujours belle, au regard sage et profond.
» Ah, Galathus, je me demandais si vous vous étiez perdus avec notre nouvel hôte.
– Pardon, Ladonna, j’ai, hem, relâché mon attention une seconde de trop… »
La femme sourit et le congédia d’un geste. Puis elle s’adressa avec chaleur à Dalamar.
» Asseyez-vous, jeune homme. Dites-moi donc qui vous a envoyé à nous, et pourquoi? »
La discussion dura longuement, puis Dalamar fut présenté à Justarius, le maître des Robes Rouges, et Par-Salian, chef des Mages Blancs et des trois Ordres réunis. Un maître vint s’occuper de ses blessures et les trouva en bonne voie de guérison, ce pour quoi il complimenta Galathus qui accepta les éloges avec une humilité qui ne lui était pas familière. Les mages étaient bien plus tolérants entre eux, dans la Tour, que partout ailleurs. Wayreth était un territoire neutre où seule l’intérêt de la magie les guidait. Querelles et questions externes devaient être réglées en dehors de son enceinte.
Dalamar apprit rapidement qu’il n’était pas le seul elfe noir présent à Wayreth. Eylindas, originaire comme lui du Silvanesti mais l’ayant quitté près d’un siècle avant, était l’un des meilleurs professeurs de la Tour. L’un des plus redoutés également, et Dalamar comprit rapidement pourquoi. Grand et mince, le visage acéré comme une lame de couteau, Eylindas irradiait une froideur presque palpable. Ses yeux d’un bleu pâle comme un glacier ne reflétaient jamais la moindre émotion, et ses cheveux d’or clair luisaient comme métal sans vie. Sa puissance rivalisait avec celle de Ladonna, et seule la méfiance des autres Mages Noirs l’empêchait de revendiquer le titre de chef de l’Ordre à sa place.
Si Eylindas ne se montrait pas plus amical avec son frère de race qu’avec les humains, Dalamar s’intégra sans peine aux autres apprentis, avec un profond soulagement. Ces derniers mois passés à errer hors du Silvanesti avaient été un enfer pour lui. Séparé pour la première fois de ses frères de race, il était de plus l’objet de la plus grande méfiance de toute part, de par son statut d’elfe noir. Certains se souciaient même peu de savoir s’il était elfe noir, bleu ou vert, rejetant avec une belle impartialité tous ceux qui n’étaient pas de leur espèce, de leur clan ou du champ de caillasse boueuse qu’ils appelaient leur terre. L’altercation avec les elfes du Qualinesti qui l’avaient blessé au flanc n’avait été que la dernière de ses mésaventures. Etre accepté sans plus de préjugés par les Mages Noirs et même les rouges et blancs avait contribué à lui faire tirer un trait définitif sur toute ancienne allégeance.