Lecture : Enfants de la guerre (2) : Lebensborn, la fabrique des enfants parfaits, de Boris Thiolay

(Première partie ici)

Autre document en contrepoint, autre deuxième génération ayant eu du mal à surmonter le poids d’un passé dont ils n’étaient pas responsables : Lebensborn, la fabrique des enfants parfaits, de Boris Thiolay.

Lebensborn de Boris Thiolay

Les Lebensborn, « fontaines de vie », étaient des maternités – pouponnières gérées par une organisation du même nom, créée dans le secret par Himmler dans le but de doter le 3e Reich d’une future armée de soldats aryens. Ces établissements accueillaient donc les femmes de membres de la SS, ainsi que nombre de jeunes femmes non mariées enceintes de soldats allemands, sous réserve qu’elles présentent elles-mêmes assez de caractères aryens.

Le secret les entourant a suscité une image d' »usines à bébés aryens ». A tort ou à raison : le sujet est finalement peu abordé dans les médias. Il n’existe à ma connaissance en français que cette enquête de Boris Thiolay sur le seul Lebensborn installé en France, à Lamorlaye, et celui qui fut en activité en Belgique, au château de Wégimont.

La guerre étant un environnement propice aux rencontres éphémères, l’incertitude de l’avenir pousse les gens à profiter du présent. Et il était recommandé aux soldats nazis de faire un maximum d’enfants (avec des femmes aux gènes « acceptables ») pour propager le sang aryen et renforcer l’Allemagne. L’idée des Lebensborn était entre autres de sauver les enfants de filles-mères qui, sinon, risquaient d’avorter ou d’abandonner leurs enfants. Les Lebensborn les accueillaient, les nourrissaient, et leur permettaient soit de garder l’enfant, soit de le laisser sur place où il pourrait être adopté par une famille aryenne. Ils ont aussi voulu germaniser les enfants jugés acceptables racialement, issus d’unions entre des allemands et des ressortissants de peuples inférieurs mais présentant suffisamment de caractères aryens pour être assimilés – quitte à les enlever à leurs parents pour ce faire…

Par un minutieux travail d’enquête dans les archives de la Croix-Rouge et à la rencontre de certains de ces enfants, l’auteur a reconstitué la fondation et l’histoire de ces deux établissement, ainsi que celle de nombre de la centaine de petits pensionnaires. Le résultat n’a rien à voir avec les objectifs fixés par Himmler à la création du projet, en partie du fait de la tournure prise par la guerre. Durant les derniers mois, les bambins ont été laissés dans un relatif abandon, élevés en groupe. Evacués en Allemagne dans les derniers mois de la guerre, ils ont été retrouvés en état de sous-développement au niveau moteur et du langage notamment.

Rapatriés en fonction du peu d’informations disponibles et suivant la consonance du nom de leur mère, beaucoup ont été accueillis dans des orphelinats français, y compris ceux nés en Belgique. La plupart n’ont jamais revu leurs parents, certains ignorent même encore où ils sont nés. Ils ont reconstruit leurs vies dans des familles d’accueil. Que la vérité de leurs origines soit connue ou pas de leur village d’accueil, beaucoup ont été traités d’enfant de Boche. Et ceux qui ont découvert tardivement une vérité partielle ont eu un choc. Leur père était-il un simple soldat, un membre de la Croix-Rouge, ou un des tueurs de la Waffen SS? Souvent, le mystère demeure et pèse sur eux.

Boris Thiolay, Lebensborn : la fabrique des enfants parfaits : ces Français qui sont nés dans une maternité SS, Éditions Flammarion, 2012

Pour plus de détails : un article du Monde sur le documentaire inspiré par le livre de Boris Thiolay.

(à suivre…)

Lecture : Enfants de la guerre (1) : 2e génération (ce que je n’ai pas dit à mon père), Michael Kichka

A l’heure où on commémore la Première Guerre Mondiale, je me suis penchée sur les survivants et héritiers de la Seconde.

– 2e génération (ce que je n’ai pas dit à mon père), Michael Kichka, BD aux éditions Dargaud.

deuxième génération

J’ai commencé avec cette bande dessinée autobiographique d’un fils de déporté juif, mettant plus l’accent sur le poids que ce père a fait porter à ses enfants. Un jour où Michael, enfant, est renversé par une voiture et blessé, son père le rejoint en disant « Qu’est-ce que tu m’as fait? », ramenant le drame à lui. Chose qu’il fait systématiquement, dans le reste du récit, quand ses enfants tentent d’avoir une vie de leur côté.

Une vie… ou une mort : un jour, le frère de Michael se suicide. A la veillée, au lieu d’évoquer le souvenir de ce fils disparu, le père se met soudain à raconter ce qu’il n’avait qu’effleuré jusque là, son expérience dans les camps. Si un psy expliquera ça en disant que ce décès a réveillé en lui des souvenirs dont il a alors voulu se délivrer en les racontant, pour Michael (et moi-même par son regard), cela apparaît comme une ultime négation de ses enfants qui apparaissent comme négligeables par rapport à sa vie à lui.

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On trouvait un conflit similaire dans un grand classique, le Maus de Art Spiegelman (publié en France chez Flammarion). Là, c’est l’auteur qui a incité son propre père raconter le ghetto et Auschwitz, pour la mémoire, pour le comprendre et élucider peut-être le suicide de sa mère alors qu’il était adolescent. Son père et sa mère s’étaient connus avant la guerre, et ont réussi tous deux à survivre aux camps et à se retrouver.

Il aborde néanmoins une difficulté inattendue de l’exercice avec un interlocuteur : son père est radin et raciste à l’extrême. Il conserve le moindre clou et va dans les hôtels voisins piquer des pochettes d’allumettes pour éviter d’en payer, mais jette sans lui dire le manteau de son fils adulte qu’il juge trop élimé, l’obligeant à porter à la place une de ses vieilles vestes démodées. Le narrateur a peur de conforter les clichés négatifs sur les juifs en le dépeignant ainsi. Sa femme, goy, imputerait volontiers son avarice aux privations qu’il a subies durant la guerre, mais d’après l’auteur, tous les voisins sont des survivants de la Shoah, et seul son père se comporte ainsi. On serait donc plutôt dans le cas d’un individu dont les épreuves ont peut-être renforcé les travers, mais n’en sont pas responsables.

Constat que je me suis fait également pour 2e génération, parce que le comportement consistant à tout ramener à soi et à ses propres souffrances, au mépris de celles des autres, je l’ai observé chez des gens qui n’avaient rien vécu de comparable aux persécutions nazies. J’ai donc du mal à percevoir le cas du père de Michael Kichka comme uniquement la conséquence de la guerre, même s’il est indéniable qu’un tel traumatisme n’a rien dû arranger. Le statut de victime de leur père rend surtout plus difficile à ses enfants, comme Michael et ses frères et soeurs, de régler leurs comptes d’adulte avec lui (tuer le père comme on dit).

Le narrateur de Maus s’en est mieux tiré, en dépit du suicide de sa mère, peut-être grâce à son entreprise de faire raconter l’horreur à son père. Une façon d’exposer une fois pour toutes l’éléphant dans la pièce, de reconnaître à son père son vécu tout en se faisant sa place d’adulte (et de dessinateur de BD, statut source de discorde) à ses yeux.

(à suivre…)