A l’heure où on commémore la Première Guerre Mondiale, je me suis penchée sur les survivants et héritiers de la Seconde.
– 2e génération (ce que je n’ai pas dit à mon père), Michael Kichka, BD aux éditions Dargaud.

J’ai commencé avec cette bande dessinée autobiographique d’un fils de déporté juif, mettant plus l’accent sur le poids que ce père a fait porter à ses enfants. Un jour où Michael, enfant, est renversé par une voiture et blessé, son père le rejoint en disant « Qu’est-ce que tu m’as fait? », ramenant le drame à lui. Chose qu’il fait systématiquement, dans le reste du récit, quand ses enfants tentent d’avoir une vie de leur côté.
Une vie… ou une mort : un jour, le frère de Michael se suicide. A la veillée, au lieu d’évoquer le souvenir de ce fils disparu, le père se met soudain à raconter ce qu’il n’avait qu’effleuré jusque là, son expérience dans les camps. Si un psy expliquera ça en disant que ce décès a réveillé en lui des souvenirs dont il a alors voulu se délivrer en les racontant, pour Michael (et moi-même par son regard), cela apparaît comme une ultime négation de ses enfants qui apparaissent comme négligeables par rapport à sa vie à lui.

On trouvait un conflit similaire dans un grand classique, le Maus de Art Spiegelman (publié en France chez Flammarion). Là, c’est l’auteur qui a incité son propre père raconter le ghetto et Auschwitz, pour la mémoire, pour le comprendre et élucider peut-être le suicide de sa mère alors qu’il était adolescent. Son père et sa mère s’étaient connus avant la guerre, et ont réussi tous deux à survivre aux camps et à se retrouver.
Il aborde néanmoins une difficulté inattendue de l’exercice avec un interlocuteur : son père est radin et raciste à l’extrême. Il conserve le moindre clou et va dans les hôtels voisins piquer des pochettes d’allumettes pour éviter d’en payer, mais jette sans lui dire le manteau de son fils adulte qu’il juge trop élimé, l’obligeant à porter à la place une de ses vieilles vestes démodées. Le narrateur a peur de conforter les clichés négatifs sur les juifs en le dépeignant ainsi. Sa femme, goy, imputerait volontiers son avarice aux privations qu’il a subies durant la guerre, mais d’après l’auteur, tous les voisins sont des survivants de la Shoah, et seul son père se comporte ainsi. On serait donc plutôt dans le cas d’un individu dont les épreuves ont peut-être renforcé les travers, mais n’en sont pas responsables.
Constat que je me suis fait également pour 2e génération, parce que le comportement consistant à tout ramener à soi et à ses propres souffrances, au mépris de celles des autres, je l’ai observé chez des gens qui n’avaient rien vécu de comparable aux persécutions nazies. J’ai donc du mal à percevoir le cas du père de Michael Kichka comme uniquement la conséquence de la guerre, même s’il est indéniable qu’un tel traumatisme n’a rien dû arranger. Le statut de victime de leur père rend surtout plus difficile à ses enfants, comme Michael et ses frères et soeurs, de régler leurs comptes d’adulte avec lui (tuer le père comme on dit).
Le narrateur de Maus s’en est mieux tiré, en dépit du suicide de sa mère, peut-être grâce à son entreprise de faire raconter l’horreur à son père. Une façon d’exposer une fois pour toutes l’éléphant dans la pièce, de reconnaître à son père son vécu tout en se faisant sa place d’adulte (et de dessinateur de BD, statut source de discorde) à ses yeux.
(à suivre…)
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